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Les sept péchés capitaux

© Pierre Grosbois

Texte Bertolt Brecht – Musique Kurt Weill – Mise en scène Jacques Osinski – Direction musicale Benjamin Levy, avec l’Orchestre de chambre Pelléas – Compagnie L’Aurore Boréale, à l’Athénée-Théâtre Louis Jouvet – Spectacle chanté en allemand, surtitré en français.

C’est un étrange objet théâtral dont on reconnaît à peine le signataire, Bertolt Brecht (1898-1956) dans son engagement marxiste et dans les archétypes qui l’avaient inspiré, le travail d’Erwin Piscator fondateur du théâtre prolétarien et de Max Reinhardt dans sa définition du rôle du metteur en scène. Il avait obtenu le Prix Kleist à l’âge de 24 ans pour sa seconde pièce, Tambours dans la nuit. A partir de 1930, avec la montée du nazisme, les représentations théâtrales de ses pièces furent fréquemment interrompues ou suspendues, ses textes autodafés en 1933, lui, en exil, en France, puis en Europe et aux États-Unis.

On comprend mieux la démarche du texte intitulé Die sieben Todsünden (Les Sept péchés capitaux) écrit très vite en 1933, quand on sait que son complice musical de toujours, Kurt Weil (1900-1950) exilé en France de son côté pour avoir été interdit de musique dans son pays, l’Allemagne, cette même année, reçoit une commande pour les Ballets 1933 de Georges Balanchine. Il saisit ses alliés artistiques : Brecht pour le texte, Lotte Lenya son épouse pour l’interprétation chantée. La création eut lieu le 7 juin 1933 au Théâtre des Champs-Elysées sous la direction de Maurice Abravanel, l’accueil fut mitigé, l’antisémitisme rampant était à l’œuvre.

La pièce musicale est écrite pour cinq voix – une soprano, un quatuor d’hommes : ténors, baryton et basse – et orchestre de chambre. Elle se compose de sept tableaux, autant que de péchés capitaux (paresse, orgueil, colère, gourmandise, luxure, avarice, et envie), avec prologue et épilogue. On est en Louisiane, dans un contexte de pauvreté et d’utopie où deux sœurs sont envoyées par leur famille sur les routes des États-Unis, à la recherche d’un eldorado fantasmé et d’argent pour construire leur maison au bord du Mississipi. Forte de cette mission, Anna 1 et Anna 2, sautent de ville en ville : après Paris, Los Angeles, Philadelphie, Boston, Baltimore, San Francisco… Anna 1, chanteuse, tient le rôle de la grande sœur, de l’ange gardien et de la donneuse d’ordres, sorte de bonne conscience à ses heures perdues ; Anna 2, danseuse, exécute et prend les risques, parle peu mais agit, traversant toutes les tentations comme elle le peut, dans le conflit de loyauté qu’on lui a imposé.

Au fil des villes se construit la modeste fortune, se détruit l’innocence par les tentations de la société pervertie. La représentation de la famille aux idéaux « petits bourgeois » (le titre complet du texte s’intitule Les sept péchés capitaux des petits bourgeois) est parodique : les commanditaires, père, mère et deux frères – quatre chanteurs en prière, le plus souvent a-capella – invoquant le ciel de leur apporter l’argent demandé et donnant leurs ordres à distance, apparaissent et disparaissent à chaque tableau, dans leur parfaire hypocrisie moralisatrice.

La mise en scène de Jacques Osinski propose plusieurs niveaux de lecture. Sur la scène, une construction en tubes de type échafaudage permet l’utilisation de l’espace du dessous : table familiale en Louisiane, chambres des deux Anna côté cour, espaces intermédiaires pour les deux artistes, chanteuse et danseuse. Au-dessus se trouve un écran qui permet le voyage ou le commentaire, sur des images de Yann Chapotel qui signe aussi la scénographie, avec des lumières néons, enseignes lumineuses ou clairs obscurs de Catherine Verheyde. De chaque côté du cadre de scène deux petits écrans pour les traductions en français du texte allemand. Dans la fosse, l’Orchestre de chambre Pelléas dirigé par Benjamin Levy que l’on aperçoit à l’œuvre et d’où dépassent la tête d’un violoncelle ou la volute d’une contrebasse.

Au cœur du sujet, Anna est double et se fait face. Le rôle d’Anna I est tenu par la mezzo-soprano Natalie Pérez, Anna II par la danseuse Noémie Ettlin. Un duo où l’une commente l’autre, et l’autre commente l’une par le geste, répondant à sa manière à l’injustice et exprimant malgré tout sa quête du bonheur. Le duo fonctionne bien, légèrement complice, légèrement en opposition, chacune avec sa personnalité et son langage artistique. Forcément plus à distance, Natalie Pérez porte en chantant presque tout le texte des Anna. Noémie Ettlin a de la grâce et de l’invention dans les réponses dansées qu’elle construit, des pointes-tutu aux bas résilles, strass et paillettes, du tango à la désarticulation (costumes : Hélène Kritikos). Les instruments sont bien présents dans cet écrin qu’est l’Athénée où se fondent texte, musique, voix et images. Jacques Osinki esquisse son cabaret pour mieux le ré-inventer, c’est un beau pari.

Brigitte Rémer, le 4 juin 2021

Avec : Natalie Pérez (Anna1), Noémie Ettlin (Anna 2) – Guillaume Andrieux (Père), Florent Baffi (Mère), Manuel Nuñez Camelino (Frère 1), Camille Tresmontant (Frère 2) – à l’écran : Edward/ Baptiste Roussillon, Fernando/ Julien Ramade, homme 1/ David Migeot, homme 2/ Grégoire Tachnakian, homme 3/ Arnaud Simon – scénographie et vidéos : Yann Chapotel – lumière : Catherine Verheyde – costumes : Hélène Kritikos – mouvements Noémie Ettlin – Trois chansons de Kurt Weil sont insérées dans le spectacle : Complainte de la Seine de Maurice Magre, Je ne t’aime pas de Maurice Magre, Youkali paroles de Roger Fernay.

Du 27 mai au 5 juin, Athénée-Théâtre Louis Jouvet, Square de l’Opéra Louis Jouvet, 7 rue Boudreau, 75009. Paris – métro : Havre-Caumartin, Opéra, RER A Auber – tél. : 01 53 05 19 19 – site : www.athenee-theatre.com – En tournée : 22-23 février 2022 Théâtre de Caen – 25 février 2022 Théâtre de Val de Rueil – 1er mars 2022 Théâtre de Lisieux.

La dernière bande

© Pierre Grosbois

Texte Samuel Beckett – mise en scène Jacques Osinski – jeu Denis Lavant – compagnie L’Aurore boréale – à l’Athénée Théâtre Louis Jouvet.   

Assis à un bureau métallique devant son magnétophone et des piles de bandes magnétiques rangées dans des cartons, Krapp, (Denis Lavant) semble comme pétrifié, les yeux dans un vague lointain, jusqu’au tréfonds de lui-même. Il s’immobilise, pose comme un long soupir sur une partition et suspend le temps, sans un mot, sous la lumière crépusculaire d’un plafonnier.

L’homme a ses habitudes et son savoir-faire, il a ses manies. Il fait le tour du bureau et avec difficulté ajuste la bonne clé au bon tiroir. On dirait qu’il va se faire avaler par le tiroir, il s’y penche dangereusement et, victorieux, en ressort une précieuse bobine dans un jeu de babillage : « Bobine… (il se penche sur le registre)… ccinq… (il se penche sur les bobines)… ccinq… ccinq… ah ! petite fripouille ! (Il sort une bobine, l´examine de tout près’.) Bobine ccinq. (Il la pose sur la table, referme la boîte trois, la remet avec les autres, reprend la bobine.) Boîte trrois, bobine ccinq. (Il se penche sur l´appareil, lève la tête. Avec délectation.) Bobiiine ! »  Il fait aussi main basse sur une première banane, qu’il épluche et qu’il mange, rencontre incongrue dans l’épaisseur de sa solitude.

C’est le jour de ses soixante-dix ans. Comme chaque année à son anniversaire, Krapp, écrivain raté et malheureux, enregistre ses pensées et remonte le temps. Il a rendez-vous avec son amour perdu dont il lui plaît de se souvenir. Comme chaque année il cherche la bande magnétique qui lui procurera ce petit bonheur. Il avait gravé, il y a trente ans, la douceur du moment. « (Il écoute la bande ancienne) : « J’ai dit encore que ça me semblait sans espoir et pas la peine de continuer. Et elle a fait oui sans ouvrir les yeux. (Pause) Je lui ai demandé de me regarder et après quelques instants – (pause) – et après quelques instants, elle l’a fait, mais les yeux comme des fentes à cause du soleil. Je me suis penché sur elle pour qu’ils soient dans l’ombre et ils se sont ouverts. (Pause) M’ont laissé entrer. (Pause). » Vertige du passé, dérision de lui-même entre deux verres de vin qu’il fait mine d’aller chercher en fond de scène. Il y a un grand lyrisme dans l’écriture de Beckett et ces fragments envolés du temps, entre passé et présent. « Viens d’écouter ce pauvre petit crétin pour qui je me prenais il y a trente ans, difficile de croire que j’aie jamais été con à ce point-là… » remarque-t-il.

Créée au Royal Court Theatre en 1958 par l’acteur nord-irlandais Patrick Magee, c’est Samuel Beckett lui-même qui a ensuite traduit Krapp’s Last Tape, La Dernière bande, courte pièce en un acte pour un acteur, présentée pour la première fois à Paris en 1959, au Théâtre de la Contrescarpe. Roger Blin l’avait montée un an plus tard au Théâtre Récamier. Beckett l’avait mise en scène dans ce même théâtre en 1970, puis au Théâtre d’Orsay en 1975. Ce monodrame est depuis, souvent monté. Récemment Peter Stein l’a présenté avec un Jacques Weber grimé dans le rôle de Krapp.

Aucun grimage ici, aucun geste parasite. Le diamant est taillé brut. Seule la présence, puissante, de Denis Lavant dans ses ressassements et sa réitération. Et jusqu’au salut final à la Buster Keaton – clin d’œil au film que Beckett avait tourné avec lui – l’acteur reste loin. Avec Jacques Osinski pour metteur en scène il n’en est pas à son coup d’essai. Ensemble ils avaient présenté en 2017 un autre texte de Beckett, l’un de ses derniers, Cap au pire, spectacle qui avait été remarqué. Avec La dernière bande, ils jouent le silence, le grand écart du temps et le dépouillement, la rocaille du paysage mental, et atteignent la même simplicité que la langue de Beckett.

Brigitte Rémer, le 28 novembre 2019

Avec : Denis Lavant – scénographie Christophe Ouvrard – lumières Catherine Verheyde – son Anthony Capelli – costumes Hélène Kritikos – dramaturgie Marie Potonet – Le texte est publié aux Éditions de Minuit.

Du 7 au 30 novembre 2019 à 20h (sauf les mardis 12, 19 et 26 novembre, à 19h) – Athénée Théâtre Louis-Jouvet, square de l’Opéra-Louis Jouvet, 7 rue Boudreau, 75009. Paris – métro : Opéra, Havre Caumartin, Auber – site : www.athenee-theatre.com – tél. : 01 53 05 19 19.